ZEBULE N°6 - ULTIME - page 115

UN BONHEUR
AUX MILLE COULEURS
TEXT BY
PHOTOS B
Dans ce jardin où tout a commencé, où plus tard nous avons trinqué
à nos amours, à ta santé, à mes folies, je viens vous retrouver.
Dans ma poche, sous un mouchoir, bien au chaud, je tiens mes rêves
pour les transmettre à Pimprenelle, là où ses grands-mères nous
promenaient à son âge. Dans notre jardin, nos serres d’Auteuil.
Devant cette cathédrale de fer turquoise et de verre,
je retiens mon souf e. La première lourde porte, à la
poignée devenue basse au l des années, s'entrouvre.
L’air qui me parvient me rappelle des odeurs oubliées.
Derrière la deuxième, c'est Pimp’ qui s’y cachait pour me
sauter au cou, qu’elle tient d’un bras. Sous les piaillements
des oiseaux elle commence par un :
“Papa j'ai six ans.”
Ses yeux noirs brillent comme des étoiles. D’un geste de
parfum, son autre bras s'écarte :
“J’ai trouvé toute seule
le jardin des contes que tu me racontais pour
m’endormir.”
Son sourire fend son visage, me faisant voir
l'ensemble de ses petites dents. La table en fer forgé n'a
pas l'air d'avoir bougé depuis mon premier pique-nique
avec sa mère. Pimp’ me rappelle à la raison en se
précipitant en bas des deux marches qui nous séparent
du premier plan d’eau.
“Ils sont bizarres, ces poissons
blancs et rouges, mais ils sont trop beaux.” “Des carpes
japonaises, mon cœur.” “Il y en a beaucoup ? Ils sont
où, les oiseaux ?” “De l'autre côté.” “On y va ? On va
voir le lapin, et Alice aussi ?” “Pas cette fois, Alice avait
école et le lapin aurait mangé les jolies plantes.”
Ma
petite princesse tend ses bras et ses mains comme pour
attraper la canopée au milieu du couloir végétal orné de
gracilis d’Amérique latine et de palmiers.
En s’approchant des eurs rouges et vertes du petit bassin :
“Je vois la cage aux oiseaux. C’est là où t’es tombé
amoureux de maman ?” “Non, c’est là où il est tombé
tout court”
, dit sa mère avec un sourire tout aussi
malicieux que celui de Pimp’. Elle pousse elle-même
la porte qui sépare la serre principale :
“Regarde,
les poissons sont plus gros et tout noirs, pas comme
les autres.”
Nos pieds claquent sur le sol en pierre
et résonnent sous la voûte. Les poissons sortent les lèvres
de l’eau, ce qui les fait ressembler à des loutres. Autour,
le vert est décliné dans toutes ses teintes, les mauves
et les jaunes se marient parfaitement. Pimp’ est déjà sur
le petit pont de bois, à cinq mètres de nous.
“C’est là où
tu as embrassé maman ? Dis-moi Papa, s’il te plait.”
Sa mère me stoppe d’un simple
“chut !”
tout aussi
convainquant que celui de sa lle. Elle presse le pas,
mais je traîne un peu. L’impression que me laisse cette
"forêt" m'éloigne de mes soucis, m’envoyant dans un lieu
protégé du monde. Le petit chemin nous rapproche, mais
le Magicien d’Oz n’est pas au bout. Deux gros poissons
noirs ont l'air de se prélasser à côté des marches.
“On les caresse ?”, “Oh oui.”
Nous passons sous la pergola
où les aristolochia gigantea s'enlacent. Pimp’, qui s'essaye
à la lecture, me demande si les Aristochats viennent de là.
Deux pas plus tard, un passage étroit, où les feuilles nous
caressent le visage, nous a ramené dans la serre principale.
La sonnerie du portable me laisse seul avec Pimp’ sous le
palmier géant qui semble vouloir s’étendre sur l’ensemble
de la serre principale et percer le plafond.
“Je vous laisse,
ne faite pas trop de bêtises.”
Seul avec ma princesse, nous
sortons pour nous rendre aux serres de réserve cachées au
fond du parc. Le pistacia terebinthus, qui n'a pas bougé
depuis mon enfance, me renvoie aux premiers mots dits à
la mère de Pimp’, qui étaient plus gros que mon cœur
d'enfant de l'époque.
“Regarde ma puce, dans cette petite
serre, il y a deux tortues.” “Elles vont aller où s’ils détruisent
leur maison? On peut peut-être en prendre une, papa”,
me
demande Pimp’.
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